Propriété intellectuelle

Quand le Tribunal fédéral se passionne pour les grils : révolution ou simple précision ?

Le 17 juin dernier, le Tribunal fédéral a eu l’occasion de rendre un arrêt 4A_472/2021 qui mérite de retenir l’attention des praticiens en matière de propriété intellectuelle.


L’affaire mettait aux prises le fabricant (« Demanderesse ») d’un gril ainsi représenté :



Le fabricant en question avait constaté qu’une tierce entité (« Défenderesse ») commercialisait les modèles de grils suivants :



Ensuite de nombreux courriers de mise en demeure n’ayant pas abouti au résultat souhaité, la Demanderesse avait alors intenté action devant le Tribunal de commerce du Canton d’Argovie en violation de certains brevets qui existaient sur son gril. Pour des raisons que l’arrêt rendu par le Tribunal fédéral ne détaille pas, le Tribunal de commerce avait fait droit à cette action au regard des modèles « dimidius », « conicum » et « hemisfar » susmentionnés, mais sous l’angle du droit d’auteur.


Les deux parties avaient recouru devant le Tribunal fédéral, la Défenderesse pour faire reconnaître que le gril en question n’était pas protégé par des droits d’auteur et que la Demanderesse devait ainsi être déboutée, la Demanderesse pour faire admettre que les modèles « vesta » et « dimidius altus » violaient également ses droits.


Le Tribunal fédéral commence par rappeler que pour revêtir le caractère d’œuvre protégée par le droit d’auteur, il n’y a pas lieu de s’interroger sur l’originalité de l’objet en question, une question proche de l’exigence d’une empreinte personnelle de l’auteur (Urheber-Individualität), mais bien plutôt sur l’individualité de l’objet en tant que tel, autrement dit la question de savoir si, par rapport à d’autres objets du même ordre, l’objet concerné témoigne d’une certaine individualité (Werk-Individualität).


Cet arrêt est l’occasion pour le Tribunal fédéral de se pencher sur le principe maintes fois répétés dans le domaine des arts appliqués suivant lequel le caractère individuel d’une œuvre doit s’apprécier au regard de la marge de manœuvre disponible laissée à l’auteur.


Notre Haute Cour rappelle que ce principe est critiqué par certains auteurs comme induisant non seulement une discrimination entre les objets pour lesquels la marge de manœuvre serait moindre et les autres, une distinction que l’art. 2 LDA ne ferait pas, mais aussi une incohérence, puisque la jurisprudence, tout en se montrant de prime abord moins sévère pour reconnaître une individualité à ce type d’objet, considérerait qu’en cas de doute, le caractère d’œuvre devrait leur être dénié.


Loin de battre en brèche ce principe, le Tribunal fédéral en confirme le bien-fondé et le caractère erroné des critiques émises à son encontre.


Le Tribunal fédéral rappelle en effet, à mon sens à juste titre, que ce principe signifie tout simplement qu’il convient de s’interroger sur les fonctions attendues de l’objet concerné et d’en exclure les traits qui ne poursuivent aucun autre objectif que celui de remplir ces fonctions.


Autrement dit, quand bien même la LDA ne le prévoit pas expressément, il convient en réalité de lui appliquer ce que l’art. 2 lit. b LPM fait en droit des marques, et que l’art. 4 lit. c LDes prévoit en matière de designs. Une fois identifiés ces traits, généralement techniques et pour lesquels la LBI doit seule s’appliquer sauf à la contourner, se pose la question de savoir si, en dehors de ces traits, l’objet en question témoigne d’une certaine individualité par rapport aux autres objets du domaine concerné. L’exigence d’individualité est donc en réalité la même pour les arts appliqués que pour n’importe quelle catégorie d’œuvre et il n’existe aucune différence de degré contrairement à ce qu’une partie de la doctrine croit y déceler.


Ceci étant clarifié se pose la question de savoir comment distinguer la protection par le droit des designs, qui requiert une originalité du produit en cause, de celle du droit d’auteur, qui exige quant à elle une individualité, une question sur laquelle le Tribunal fédéral n’a que peu l’occasion de se pencher.


A juste titre, le Tribunal fédéral que, compte tenu des durées de protection différentes (25 ans pour le design, 70 après le décès de l’auteur pour le droit d’auteur), l’exigence d’individualité posée par le droit d’auteur doit être appréciée de manière plus stricte que celle d’originalité posée par le droit des designs.


Si l’objet doit présenter un caractère original aux yeux des milieux spécialisés du marché concerné pour être protégé par le droit des designs, l’individualité exigée par le droit d’auteur va au-delà. Si le Tribunal fédéral se garde de le dire, on peut à mon sens pour aider à la compréhension de cette nuance subtile tirer un parallèle avec l’exigence d’inventivité en droit des brevets, qui exige d’aller au-delà de cette zone grise qu’est l’évidence pour un homme du métier. L’individualité devrait donc aller au-delà de simples variations avec l’ordre établi, une variation qui pourrait suffire pour satisfaire aux exigences posées en droit du design, mais pas en droit d’auteur où il faudrait aller au-delà.


Dans cet arrêt, le Tribunal fédéral considère cette exigence comme remplie. Le public ne s’attend pas à ce que la forme concernée soit un gril. Les traits qui lui ont été donnés provoquent un effet de surprise, qui va au-delà de la simple originalité du droit des designs et qui s’écarte nettement de ce qui à quoi le public est habitué. L’individualité exigerait donc un caractère inhabituel de l’objet concerné, qui frappe l’esprit du public.


Si l’arrêt convainc en ce qui a trait aux conditions posées par la protection et la distinction opérée entre le droit d’auteur et celui des designs, encore que l’on puisse se demander si le caractère inhabituel n’est pas un seuil un peu élevé qui ne devrait pas forcément être synonyme d’individualité, on ne peut en dire autant quant aux considérations émises en ce qui a trait à l’étendue de la protection conférée par le droit d’auteur dans le domaine des arts appliqués.


Le Tribunal fédéral rappelle en effet les arguments de la Défenderesse suivant lesquels, à partir du moment où une individualité est aisément reconnue aux objets des arts appliqués, il convient d’être d’autant plus restrictif quant à la protection et, somme toute, de cantonner cette protection aux quasi-contrefaçons.


Ce point de vue est à l’évidence erroné et l’on ne saurait déduire du fait que le Tribunal fédéral ne rejette pas expressément les arguments de la Défenderesse, ce qu’il aurait dû faire, qu’il y adhère pour autant.


Outre le fait que le Tribunal fédéral rappelle qu’il n’y a aucune discrimination d’un domaine à l’autre dans l’appréciation de l’individualité, le principe s’expliquant uniquement en raison des contraintes fonctionnelles de tels objets, la LDA ne pose pas une telle distinction qui, elle, serait véritablement discriminatoire.


En réalité, seul importe en droit d’auteur le fait que les traits individuels de l’objet protégé soient reconnaissables dans l’objet incriminé, rien d’autre. Or, tel est évidemment le cas en des circonstances où l’on peut se trouve en dehors de contrefaçons ou même de simples imitations ; le principe de l’œuvre dérivée consacré à l’art. 3 LDA en est la preuve la plus éclatante.


Le Tribunal fédéral aurait gagné à se montrer plus explicite quant au rejet clair et ferme de cette argumentation. Au regard de l’argumentation systématique donnée à l’arrêt par le Tribunal fédéral, on peut toutefois logiquement en conclure qu’il devrait effectivement la rejeter.


Au final, loin d’être une révolution, l’arrêt donne à mon sens plutôt au Tribunal fédéral l’occasion de préciser sa jurisprudence et d’écarter certains malentendus relatés par la doctrine. A ce titre, il me semble convaincant et bienvenu en un domaine où les arrêts sont rares.

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