En 2020, en pleine période de Covid, la soussignée avait écrit un article intitulé « Télétravail : les employés ont-ils droit à une indemnisation ? ». Un arrêt du Tribunal fédéral du 4 mars 2025 (ATF 1C_328/2024) est l’occasion de revenir sur cette question, surtout lorsque l’employeur propose du « desksharing » ou « hotdesking », soit des postes de travail en libre accès et partagés donc sans place attitrée.
L’arrêt du Tribunal fédéral concerne une employée de la Haute Ecole Cantonale de Lucerne de design et art. L’employée a travaillé comme enseignante et a assumé la fonction de responsable de la diversité. L’employée, après avoir résilié son contrat de travail, a demandé à l’Ecole, qui n’a pas donné suite, une indemnisation rétroactive pour les dépenses liées au télétravail. Elle a saisi le Tribunal cantonal de Lucerne d’un recours administratif. L’arrêt concerne une fonctionnaire cantonale mais il peut certainement être transposé aux relations de travail de droit privé.
Le Tribunal cantonale a donné suite à la demande de l’employée et a condamné l’Ecole Cantonale à lui verser CHF 12’000.-.
Le Tribunal cantonal a considéré qu’aucune disposition n’était prévue dans les règlements applicables au personnel de l’Ecole pour l’indemnisation du télétravail nécessaire, donc le cas où aucun poste de travail approprié n’est mis à disposition de l’employé dans les locaux et donc le cas où le télétravail est nécessaire (et pas une simple volonté ou une convenance de l’employé). Le Tribunal cantonal a donc considéré qu’il devait combler une lacune.
Le Tribunal cantonal retient que l’article 22 de l’OFP/LU prévoit un droit des employés au remboursement des frais qu’ils doivent nécessairement engager pour remplir leurs obligations professionnelles. Pour le Tribunal cantonal cette disposition correspond à l’art 327a CO de droit privé qui oblige l’employeur à rembourser les dépenses de l’employé nécessaires à l’exécution de son travail. Donc si le télétravail est effectué dans l’intérêt de l’employeur, il doit en principe rembourser les frais. Ainsi, en application de la loi et de la jurisprudence, l’Ecole Cantonale doit indemniser l’employée.
Le Tribunal cantonal a retenu qu’au cours de la période concernée, 120 enseignants avaient travaillé auprès de l’Ecole. Ils disposaient de « salles réservées aux enseignants, qui étaient apparemment utilisées non seulement par les enseignants, mais aussi de plus en plus par les étudiants, et où se déroulaient également des pauses, des discussions et des réunions. Selon les informations fournies par la plaignante, les enseignants disposaient de trois salles (Sentimatt, Baselstrasse et Viscosistadt) entre 2018 et l’automne 2019, puis d’une seule salle à Viscosistadt à partir de l’automne 2019. Pour autant que l’on puisse en juger, ces salles disponibles étaient toutefois petites par rapport au nombre d’enseignants Ainsi, la salle 453 à Viscosistadt comprenait entre autres quatre bureaux, quelques chaises, un ordinateur, un réfrigérateur et une bibliothèque » (traduction libre de l’arrêt précité).
Le Tribunal cantonal a également retenu, s’agissant de l’employée, que « ayant travaillé à 50-70 % et ayant donc eu un temps de travail proportionnellement élevé, il ne semble pas raisonnable qu’elle n’ait eu à sa disposition que des salles de professeurs exiguës et peu équipées, avec peu de postes de travail. Il ne semble manifestement ni possible ni raisonnablement exigé de la part de la partie défenderesse qu’elle puisse travailler de manière concentrée pendant cinq jours par semaine dans ces salles, qui étaient utilisées par un grand nombre de personnes à des fins diverses. Peu importe également que la plaignante ait reçu des commentaires concernant le nombre insuffisant de postes de travail, car il est évident qu’il n’y avait pas suffisamment de postes de travail disponibles » (traduction libre de l’arrêt précité).
Ainsi, le Tribunal cantonal a considéré comme évident qu’il n’y avait pas suffisamment de postes de travail disponibles et qu’il était sans importance que l’Ecole n’ait pas reçu des plaintes selon lesquelles le nombre de postes de travail était insuffisant.
Le Tribunal fédéral n’est pas du même avis.
Pour notre Haute Cour, le fait que 120 enseignants travaillent pour l’Ecole ne permet pas de conclure à une situation insuffisante en matière de locaux sans déterminer plus précisément les besoins des enseignants.
Pour le Tribunal fédéral, « il faut tenir compte du fait que l’Ecole a présenté à l’instance inférieure un courriel datant de 2018 dans lequel elle demandait aux enseignants d’évaluer leurs besoins en matière de salle des enseignants bien équipée et fonctionnelle dans la Viscosistadt. L’employée a répondu en résumé qu’elle n’avait jamais vu l’intérieur de cette salle, car elle n’en avait pas eu l’occasion et parce qu’elle était trop éloignée pour elle. L’employée n’a pas mentionné le manque de postes de travail disponibles ». Il ne ressort pas non plus du dossier que l’employée ait fait part à l’Ecole de ses besoins concrets ou ait indiqué que les locaux n’étaient pas adaptés au travail ou qu’il n’y avait pas suffisamment de postes de travail ». Il n’apparaît pas non plus que d’autres enseignants se soient plaints à l’Ecole d’une situation insuffisante en matière de postes de travail. Par conséquent, il n’est en aucun cas évident qu’il n’y avait pas suffisamment de postes de travail, tant que l’on ne sait pas combien d’enseignants utilisaient ou voulaient utiliser des postes de travail. On ne peut exiger de l’Ecole qu’elle mette des postes de travail à la disposition de tous les enseignants si seuls certains d’entre eux en ont besoin » (traduction libre de l’arrêt précité).
Toujours pour notre Haute Cour, « l’instance précédente a rejeté comme non pertinent le document fourni par l’Ecole, selon lequel une évaluation des besoins avait été effectuée auprès des enseignants, alors qu’il est important en l’espèce de savoir si l’employée et les autres enseignants avaient réellement besoin de postes de travail supplémentaires ou aménagés différemment. Elle a ainsi ignoré sans raison objective un élément de preuve important et déterminant ».
Le Tribunal fédéral a ainsi admis le recours de l’Ecole cantonale et a renvoyé l’affaire au Tribunal cantonal pour complément d’enquête et nouvelle appréciation.
Cet arrêt a notamment fait l’objet d’un commentaire dans la Newsletter de septembre 2025 de l’UNINE de Me Marie-Thérèse Guignard[1].
Selon celle-ci, – et la soussignée partage son avis -, l’arrêt du Tribunal fédéral montre « la difficulté qui peut exister en pratique à déterminer si le télétravail est exercé de manière facultative ou nécessaire, en particulier dans les cas où l’employeur met en place un système de bureaux partagés (« desksharing »), dans lequel le nombre de postes de travail disponibles est inférieur au nombre d’employés. […].
La mise en place de bureaux partagés est régulièrement associée à une politique autorisant le personnel à travailler (à tout le moins pour une partie du taux d’activité) depuis son domicile ou un autre lieu distant ».
Comme le rappelle Me Marie-Thérèse Guignard, « Pour certains auteurs il en découle une obligation générale de l’employeur de rembourser les frais liés au télétravail ». Pour ces auteurs, « l’employeur ne serait exempté de cette charge que si le salarié dispose en tout temps d’un poste de travail dans les locaux de l’entreprise et qu’il peut, avec l’accord de son employeur, travailler temporairement à domicile ».
Le cas de l’employée de la Haute Ecole Cantonale est plus complexe. Me Marie-Thérèse Guignard relève que l’employée disposait d’un « bureau attitré, qui est occupé certains jours par un autre employé, il paraît clair que le télétravail est nécessaire durant ces jours. Cette situation doit être distinguée de celle où l’employé en home office pourrait, s’il le souhaitait, travailler sur place parce que les bureaux disponibles ne sont pas tous occupés durant ses jours ou ses plages de télétravail. En effet, la mise en place de bureaux partagés ne limite pas nécessairement le libre accès à une place de travail. C’est notamment le cas lorsque la proportion de places de travail disponibles est élevée par rapport au nombre de collaborateurs (« ratio de partage ») et où ceux-ci travaillent régulièrement à l’extérieur ou depuis chez eux ».
Me Guignard propose de fixer des « seuils en fonction du ratio de partage, à partir desquels le télétravail serait considéré comme facultatif ou, à l’inverse, nécessaire ». Elle propose ainsi de « considérer que le télétravail est facultatif lorsque le ratio de partage est supérieur 0.75 (i.e. dès qu’il existe plus de 75% de places de travail adaptées par rapport au nombre d’employés), et nécessaire lorsque le ratio de partage est inférieur à 0.5 (i.e. dès qu’il existe moins de 50% de places de travail adaptées par rapport au nombre d’employés), étant précisé que des seuils inférieurs devraient s’appliquer lorsqu’une partie des tâches du personnel s’effectue de toute manière en dehors du bureau, par exemple chez des clients ou en déplacement ».
Pour Me Guignard, le cas traité dans cet arrêt illustre « bien que le libre accès à une place de travail ne dépende pas toujours que du nombre de bureaux disponibles par rapport au nombre d’employés, et qu’il faut également tenir compte, notamment, du besoin effectif que les employés ont de disposer d’un bureau pour effectuer leurs tâches […]. Plus que le nombre d’enseignants employés durant la période concernée, c’est selon le Tribunal fédéral le nombre d’enseignants qui utilisent ou veulent utiliser des postes de travail qui est déterminant pour apprécier le caractère (in)suffisant ou (in)approprié des postes disponibles ».
La soussignée partage l’avis de Me Guignard.
L’arrêt du Tribunal fédéral montre que le télétravail, les nouvelles méthodes de travail et d’organisation, comme le « desksharing » ou le « hotdedesking », et l’obligation de l’employeur d’indemniser le travailleur n’ont pas fini de faire parler d’eux. Cet arrêt montre également qu’il convient d’examiner, dans chaque cas d’espèce, si le télétravail est nécessaire ou volontaire. Dans cet examen, le fait que le nombres d’employés est supérieur au nombre de places de travail ne veut pas à lui seul dire que le télétravail est nécessaire et donc que les frais doivent être remboursés par l’employeur à l’employé.
[1] https://droitdutravail.ch/jurisprudence#analyse_TF%201C_328/2024
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