03/11/2025
Droit des sociétés

La théorie de l’objet du litige binôme

L’importance de l’objet du litige en procédure civile


En procédure civile suisse, la notion d’objet du litige est déterminante, bien qu’elle demeure délicate, voire complexe à appréhender. Elle fixe les limites dans lesquelles le juge peut statuer, conditionne la portée de l’autorité de la chose jugée et influence le traitement des questions de litispendance, de cumul ou de modification de la demande. Pourtant, sa définition n’est pas univoque.


Le Code de procédure civile (CPC) n’en donne évidemment pas de définition, et laisse à la doctrine et à la jurisprudence le soin d’en préciser le contenu. C’est dans ce contexte qu’a émergé, aux côtés d’une conception « moniste » traditionnelle, une approche dite binôme, aujourd’hui largement adoptée mais malgré tout discutée.


L’unité entre conglomérat de faits et conclusions


Plusieurs théories et tendances ont été dégagées par la doctrine pour définir l’objet du litige.


L’une de ces théories, dite moniste, consiste à définir l’objet du litige en fonction des conclusions prises par les parties, soit par les prétentions que le demandeur veut se voir attribuer par le tribunal.


Cette définition n’est pas satisfaisante, dès lors que l’objet du litige ne se limite en réalité pas à des prétentions formulées dans des conclusions, mais réfère en grande partie à l’ensemble formé par les conclusions du demandeur et la constellation de faits invoqués à leur soutien. Il existe donc une correspondance entre le fondement factuel et la prétention formulée : le juge ne peut statuer que sur les conclusions effectivement soumises, dans les limites des faits allégués.


La genèse de la théorie binôme


Par la théorie de l’objet du litige binôme, deux dimensions complémentaires de l’objet du litige sont prises en compte :


  • L’objet matériel du litige : la prétention de droit matériel en cause (par exemple, une créance en paiement, une demande en restitution, une action en constatation) ;
  • L’objet procédural du litige : la formulation concrète de cette prétention à travers les conclusions prises dans une demande en justice.


L’objet du litige serait ainsi déterminé tant par les conclusions des parties que par le conglomérat de faits à la base de la prétention. Ces deux composantes doivent être prises en compte, et de manière égale, dans la détermination de l’objet du litige.


Cette distinction a été élaborée par la doctrine, et le Tribunal fédéral s’y réfère par ailleurs souvent lorsqu’il se prête à l’exercice – délicat- de délimitation de l’objet d’un litige.


Elle repose également sur l’idée que ce n’est pas toute variation dans la présentation de la demande qui modifie nécessairement l’objet matériel du litige. Ce qui compte, c’est la prétention de fond : tant que celle-ci demeure identique, des ajustements procéduraux (comme le montant d’une créance ou la formulation des conclusions) ne devraient pas être considérés comme une nouvelle demande, à traiter dans le cadre d’une procédure distincte.


Le principe d’économie de procédure impose, indirectement, une flexibilité dans ces sens.


Portée pratique de la théorie de l’objet du litige binôme


L’intérêt de cette distinction se manifeste dans plusieurs domaines du CPC :


a) La modification de la demande


Selon la théorie de l’objet du litige binôme, et pour autant que les exigences prévues par le CPC soient remplies, la demande peut être modifiée si l’objet matériel du litige reste le même, même si l’objet procédural (les conclusions) évolue. Par exemple, un créancier qui ajuste le montant réclamé après une expertise n’introduit pas nécessairement une nouvelle prétention. Cette souplesse favorise l’économie de procédure et évite la multiplication des litiges.


b) La litispendance


La litispendance suppose l’identité de l’objet du litige entre deux procédures. La théorie binôme permet ici d’éviter des chevauchements artificiels : deux procédures portant sur la même créance (objet matériel) mais avec des conclusions différentes (objet procédural) doivent être considérées comme portant sur le même litige, ce qui empêche une double procédure.


Pour illustrer cela, en présence de deux actions portant sur la même créance et issues d’un ensemble contractuel unique, l’objet du litige est identique et la litispendance doit être retenue.


c) L’autorité de la chose jugée


L’autorité de la chose jugée s’attache à la prétention matérielle tranchée. En distinguant l’objet matériel de la formulation procédurale, la théorie de l’objet du litige binôme aide à déterminer la portée concrète du jugement et à prévenir les redites procédurales portant sur la même prétention.


Les critiques et réserves


La théorie de l’objet du litige binôme ne fait pas l’unanimité. Bien que conceptuellement satisfaisante, certains estiment qu’elle complexifie inutilement la compréhension d’une notion déjà abstraite En pratique, la distinction entre objet matériel et objet procédural n’est pas toujours aisée à tracer : dans certains cas, la prétention juridique et la conclusion procédurale se confondent.


Par ailleurs, la définition du conglomérat de faits n’est pas toujours claire et peut laisser une marge d’appréciation considérable.


Un outil conceptuel plus qu’un changement de paradigme ?


La théorie de l’objet du litige binôme ne bouleverse pas la logique de la procédure civile, mais elle en affine la compréhension. En d’autres termes, elle offre un instrument d’analyse utile dans les situations où la distinction entre prétention matérielle et formulation procédurale revêt une importance pratique — notamment lors de la modification de la demande ou de la fixation de la litispendance.


Sa consécration définitive dépendra de l’évolution de la jurisprudence, qui devra préciser jusqu’où cette distinction peut être utilisée sans compromettre la sécurité juridique et la lisibilité du procès civil.


En définitive, la théorie de l’objet du litige binôme illustre un trait caractéristique du droit suisse de la procédure : la recherche constante d’équilibre entre la rigueur des formes et l’efficacité du procès.

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